Pierrette Jouan
Partie 4 et dernière – Les lacs de Freissinières
Je prends l’avion demain matin pour aller en Bretagne rejoindre maman quelques jours. Ce dernier jour avant l’envolée, je le sens couler fort dans mes veines bien avant le lever du soleil. Je patiente tout de même dans le lit car la nuit fut bien courte, nous nous sommes à nouveau couchés tard avec Antoine. A 6h je ne tiens plus, je sens comme une urgence à me mettre en mouvement. Antoine se lève pour ouvrir aux poules à 7h, je tente de prendre mon temps et de patienter jusqu’alors, en vain ! Mes jambes frétillent du chemin à parcourir ce jour, je saute dans ma voiture pour rejoindre les lacs. Ce jour est très lumineux. Les feuilles jaunes des peupliers volent dans le vent. En passant devant eux, le vent souffle soudain. Mon véhicule traverse cette pluie d’or et douce qui s’amoncèle délicatement au sol. Je me sens baignée par ce mouvement. A la sortie de Briançon, je prends un passant en stop, c’est un réflexe que j’ai depuis que je conduis. Je ne laisse personne qui demande à être accompagné, sur le bord de la route. Je n’ai pas envie de parler, mais lui si, c’est parfait, il me raconte. A l’Argentière où je devais acheter à manger pour le midi, je n’arrive pas à m’arrêter tellement je sens cette urgence de marcher en moi. Je dépose le stoppeur, et file au parking de Dormillouse. Aller là-haut, vite, j’en ai besoin. Ce sentiment d’urgence ne me déplait pas, au contraire, il m’anime au plus profond de moi, j’y réponds avec enthousiasme ! Cette route tant de fois parcourue dans la vallée de Freissinières est gelée, j’y roule bien trop vite, mais mon acolyte roulante me pardonne tous mes écarts et me mène à bon port. Les arbres sont blancs de gel, cette vallée à cette particularité du froid intense et il n’est pas rare que tout y soit givré. Ce n’est pas pour rien que la réputation des cascades de glace locales, va bien au-delà des frontières. Mon auto garée, je file sans attendre, rejoindre le sentier de randonnée. Je n’ai pas d’objectif précis, si ce n’est d’aller au Fangeas. Comme toujours quand je marche, j’ai dessiné les grandes lignes, mais j’adapte au fil de mon envie. La lumière s’annonce sur la montagne au-dessus de Dormillouse, en ces temps, je ne devrais pas voir le soleil avant le premier lac. En ce début d’ascension à l’ombre, je me sens étrangement mélancolique, mon mental est bien plus présent que je ne l’imaginais, étant donné l’enthousiasme que je ressentais. Je suis triste de ces quelques pensées tournant autour d’elles-mêmes… rien n’est jamais acquis en deux jours, et quand bien même cela le serait, rien ne protège des réminiscences ! J’avance, pas à pas. J’accepte qu’elles soient là, c’est ainsi que je marche aujourd’hui. Je rejoins le torrent, et sans même en poser l’intention, me voilà tout à fait à l’écoute du son qu’il émet. Alerte de la faune environnante, voilà mes sens revenus, je suis tout à fait ici. Être en lien avec la nature me ramène immanquablement à mon essence. Qui plus est, en altitude et en bonne compagnie ! Gramusat, ma belle, je sens ta présence. Ah oui, il faut que je vous raconte Gramusat. Depuis le début. J’avais, depuis toute petite, une peur panique des grottes, et les montagnes trop minérales n’étaient pas mes favorites… loin de là ! Lors d’un voyage en Nouvelle Zélande il y a 7 ans, j’ai même préféré une sieste profonde plutôt que de profiter des paysages où a été capté le « Mordor » du Seigneur des Anneaux. Ainsi était mon lien avec ces proéminences rocheuses. Mais il y a 5 ans, j’ai rencontré Gramusat. Je l’ai tout de suite appelée « ma belle ». Immensité minérale, avec une face abrupte, elle dégageait une force qui m’a immédiatement conquise. J’en étais presque surprise, non seulement elle ne m’effrayait pas, mais de surcroit, je me sentais protégée à ses côtés. Je suis allée la voir à de nombreuses reprises depuis, et pas une seule fois elle ne m’a laissée indifférente. J’ai toujours eu ce sentiment d’accueil et de protection. Et l’anecdote que j’aime à conter, est qu’en passant une nuit au gite de l’Ecole à Dormillouse, Serge, l’enfant du pays devenu incontournable, m’appris la signification de Gramusat en patois local : « La mère protectrice » ! Et bien visiblement, je ne suis pas la seule à avoir sentie cette force en elle!
Je chemine donc ce jour à ces côtés, et la mélancolie du début a laissé place à la légèreté. Les mélèzes se clairsement. L’eau coule en abondance dans le torrent et à même le sentier. J’arrive alors au lac. S’ouvre à moi la vue de ce lac aux abords légèrement blanchi, au pied de Gramusat, les sommets environnants somptueusement enneigés, baignés de la lumière du soleil… c’est immense…c’est SUBLIME, je ne m’attendais à rien et tout à coup je suis saisie devant cette infinie beauté ! Ce qui se passe en moi en d’une intensité infinie! Je suis totalement submergée ! Je rie, mais les larmes s’invitent aussi, c’est si beau, si fort, un instant je ne sais plus si c’est doux ou douloureux, la frontière est mince… Je marche autour de ce sublime lac. Mon cœur s’ouvre, je respire, c’est si intense ! Je ne contrôle rien et me laisse pleinement gouter cet instant. Je pleure, mais c’est, il me semble, des larmes guérisseuses! Je sens une infinie douceur prendre place en ma chair, c’est si bon. J’effleure mon visage baigné de mes larmes, avec une délicatesse que je ne me connaissais pas. Je ressens avec une infinie précision, mes sens sont décuplés. Je SENS la montagne, le minéral qui veille, la neige, l’eau, les quelques arbres environnants. Je vis cet instant comme un cadeau de la Vie. Merci merci ! Allant à la rencontre de chaque parcelle de moi-même, de mon histoire, de mon présent, certains moments sont douloureux, je me laisse alors pleinement nourrir de cet instant précieux, comme buvant à la source d’eau fraiche en plein désert. Cette expérience laisse infuser en moi comme un sentiment de retrouvaille. Avec mon essence profonde ?
Après un temps qui ne signifie plus rien, je reprends le chemin, sans sortir de cet état d’allégresse, je chemine ainsi au travers de petites forêts de mélèzes bondées de neige, puis je traverse le territoire de nombreux habitants sauvages. Je reconnais les traces de Dame hermine, du renard, du chamois et du lapin. D’autres traces ne me sont pas reconnaissables. Je me sens observée et entourée, je suis heureuse. Je savoure chaque pas fait, et laisse infuser l’expérience vécue. Je suis même joyeuse, et je m’amuse à deviner qui est passé et quand en ce lieu, et quels sont les relations entre riverains ! Je joue des scènes saugrenues dans mon imaginaire et je rie toute seule ! Après un petit passage rocheux, je ne devine plus de sentier. Je regarde la carte, je m’en suis à priori éloignée, qu’importe, le cap me suffit. Direction de lac de Faravel. A cette pensée, je me remémore la conversation de l’avant-veille avec Céline, une copine de primaire, qui a bourlingué de par le monde. Elle a créé un blog : « Les Rebelles en Slip » où elle pose avec sa compagne dans les plus beaux lieux… en Slip ! Cela me donne une idée…. Mon enfant intérieur jubile !! Je rie à en pleurer (encore !) J’avance avec légèreté et joie vers ce lac, à un rythme bien trop enjoué pour assurer chaque pas… ce qui devait arriver… je suis tombée ! Rien d’engagé, donc une chute assez anodine, si ce n’est que mon sein droit a tapé dans une roche, la douleur est intense et seule la neige l’apaisera. Le t-shirt soulevé…Je me sens observée… très observée ! Je ne suis peut-être pas seule… mince ! Je lève les yeux… une quinzaine de chamois m’observent ! Je rie à nouveau ! Je les imagines en train de juger ma non agilité d’humaine sur les roches enneigées ! « Ce n’est pourtant pas bien compliqué ! » Tous remontent sur l’arrête dominante, je reprends le chemin non sans faire de très nombreuses pauses pour les admirer. Pendant toute mon ascension, six resteront à m’observer. Soit je suis l’attraction de l’année après cette chute et ils ont la moquerie longue, soit (plus plausible même si moins drôle) ils s’assurent que je ne représente pas une menace et préfèrent me garder à l’œil.
Je n’ai encore croisé personne depuis 4h que je marche. La neige étant bien abondante, je pense qu’il en sera ainsi toute la journée. C’était sans compter sur le fait que ces dernières années, cette randonnée est devenue très populaire, et que le goût de la liberté des grands espaces chemine chez beaucoup d’entre nous ! Juste en arrivant au lac, je croise un jeune homme, avec jumelles et appareil photo, nous échangeons quelques mots bien agréables. Nous sentons la joie commune d’être en ce lieu spécial. Il est équipé de raquette, je l’en remercie, il m’aura ainsi damé le chemin pour la suite, qui devrait s’annoncer bien plus enneigée. Nous repartons dans nos directions respectives non sans se souhaiter tout le meilleur pour la suite. Une fraction de seconde, l’idée m’a traversé l’esprit de lui demander de prendre la photo… mais très vite, elle fut remplacé par une autre fraction de seconde qui y opposa une fin de non-recevoir… vu la photo ! Je savoure la beauté de ce lac glacé, et m’amuse à tester la glace au niveau de la partie la moins profonde, elle tient bien ! M’assurant que le randonneur est suffisamment loin, je teste mon appareil photo en mode « retardement ». Cela fonctionne, je le place alors sur un support de neige. Je me mets alors en pantalon, pour prendre la photo… et puis…. Ben non ! Il me faut assumer jusqu’au bout ! Je me mets alors en slip (merci merci Céline pour l’idée bien folle !) Vite vite ! Je déclenche l’appareil et cours me mettre en place… soudain j’entends des éboulements de roche ! Je saute sur ma polaire et le mets devant ma poitrine en me recroquevillant ! Je cherche des yeux le randonneur… il est fort poilu ! Il s’agit en fait de deux chamois qui sont passés tranquillement derrière moi… décidemment ils aiment me jouer des tours aujourd’hui ! « Celle-ci qui tombe sur des cailloux et qui ensuite se met en slip… non définitivement, nous ne craignons rien d’une telle humaine ! » Je pouffe de rire et reprends rapidement le cours de la photo. Quelques secondes après, c’est dans la boite ! Oh ce vent de liberté… être (presque) dans le plus simple appareil dans cette luxuriante nature est un cadeau! Mais frais le cadeau! Je me rhabille très rapidement, les degrés se font rares ! Evidemment c’est au moment où je remets mon sac à dos qu’un traileur arrive à son tour ! Mais quelle chance ! J’ai vraiment saisi le petit créneau juste pour moi ! J’étais plutôt enclin à tailler la bavette, mais performance oblige, le traileur passe vite son chemin, même pas eu le temps de lui indiquer les chamois à droite en contrebas !
Je monte vers un collu, où il y a quelques années, accompagnée de mon grand frère Gaël, j’ai trouvé ma première Edelweiss. Cette fleur est indissociable de ma mémé, une grande icone pour moi. C’était un jour où toute ma famille avait fait cette belle randonnée des lacs. Tous ensembles, de mon petit neveu à maman, nous étions réunis. En trouvant cette Edelweiss, j’ai senti sa présence, elle aussi marchait avec nous. Ce souvenir éveille en moi un sentiment apaisant. Je ne peux peut-être pas bénéficier de la chaleur humaine de mes proches en ces temps, mais je sens tout de même leur présence à mes côtés. Une centaine de mètres plus loin, je croise une famille ! La clin d’œil me fait sourire. Nous échangeons avec bonne humeur et entrain, je leur indique la présence des chamois, ils sont ravis. Ces petites pauses avec les randonneurs me sont fort agréables. Avant d’arriver au lac de Palluel, je prends le temps d’admirer le champs de cairns recouverts de neige. Je trouve très poétique cette plateforme amoncelée qui ouvre sur l’immensité. Je ne sais qui eut l’idée d’y mettre ces petits édifices de montagne, mais il fut bien inspiré. Deux autres randonneurs arrivent alors. A nouveau, nous parlons quelques instants. Je commence à comprendre ce qui se passe. Nous sentons tous que les grands espaces ne nous serons peut-être plus accessibles pendant un temps, et qu’il en sera peut-être ainsi aussi pour l’Autre. Cela génère une chaleur humaine et une complicité très belle entre nous, et les nombreux autres randonneurs que je vais croiser vont me laisser cette même impression. Cette énergie, ce partage, cette liberté humaine me transporte.
Je prends le temps d’une courte pause pour observer mon Grand Pinier au-dessus du lac de Palluel, mon bien joli, ce n’est pas pour cette fois, mais un jour peut-être je foulerai l’arrête menant à ton point culminant ! Ce qui m’entraine vers un sommet est de cheminer l’ascension en conscience de chaque pas réalisé, et d’y découvrir la vue là-haut. Chaque découverte de paysage est une rencontre dont je me délecte. Mais j’ai bien senti ce jour que les sommets ne sont pas toujours de l’importance qu’on leur exige, se sont parfois les étapes intermédiaires qui posent les jalons de nos structures intérieures. Je laisse ce nouveau ressenti faire son chemin en moi.
J’amorce la descente, que je vais faire en glissant et trottinant dans cette poudreuse bien moelleuse ! Je pense à tous mes amis skieurs qui s’en donneraient à cœur joie de dessiner de belles courbes sur cette page blanche. Je croise encore quelques randonneurs qui ascensionnent le sourire aux lèvres, les échanges sont toujours aussi joyeux. J’atteins à nouveau les mélèzes, où je vais échangé avec le dernier randonneur avant Dormillouse. Il s’agit d’un tout jeune homme, fort charpenté, et bien harnaché. Je vois un matelas et une tente ficelés à son sac et lui demande s’il compte bivouaquer. En effet ! Le bien heureux va poser son bivouac pour capter de belles images. Je lui indique sur la carte ce qui me semble être le meilleur spot, et lui souhaite tout le bonheur d’une nuit au cœur de la neige, bercé par les montagnes. Cela me ravie de l’avoir croisé. Je continue ma descente, et admire le village de Dormillouse, dernière zone de repli pour les oppressés, où première étape de la liberté ? Je pense à ces femmes et hommes qui ont vécus ici une vie rude, à ceux qui ont simplement fait le choix par amour d’y poser leurs valises. Cela peut paraitre fou et pourtant, ce qui est fou et impensable pour les uns, est juste pour les autres. Je repense à ce jeune homme. Les seules limites que nous avons sont celles que nous nous imposons. Il était visiblement néophyte du bivouac, et ne connaissais pas cette randonnée. Et alors ? Quel risque prend t-il à suivre l’appel de son cœur ? Lui, et ceux qui ont décidé d’habiter Dormillouse… la liberté qu’ils s’offrent est grande et SOUVERAINE. Je comprends alors que quelque chose de nouveau prend place en moi : à nous observer, êtres en quête de liberté dans ces immensités de rocs et de neige, je m’éveille à ma liberté intérieure. J’y ai gouté. Je crois que quoiqu’il arrive à l’extérieur, je sais la retrouver. Je connais maintenant sa saveur, je connais le chemin, rien ne m’enlèvera ce goût. Cette reconnaissance de ma liberté intérieure, sonne t’elle la fin de mon errance ? Mon errance n’était peut-être pas celle faite de pierre et de bois, peut-être était-ce simplement moi-même que je cherchais. Chemin faisant dans ses immensités montagneuses, je me suis retrouvée.
Merci Pierrette !
Vos récits sont autant de délicieuses passerelles qui connectent notre âme aux secrets de nos chères montagnes !
Tu me refais ma soirée !! J’aime toutes ces précisions qui nous permettent de vivre par procuration tes aventures… Je me pose juste la question, quand est ce que tu écris ??a quel moment ?