Fille de caillou

Nous revenons du Chamonix Film Festival, première édition, la soirée se termine tard. Un panini indigeste dans la main, nous marchons d’un pas las, vers les Gaillands, où nous attend Malamute, le camion qui nous offre le repos où que nous soyons. Nous évoquons le lendemain. Florent veut aller grimper, sa semaine dans les Dolomites approche à grands pas, il aimerait se mettre en condition, et il est vrai que le film à propos de la grimpeuse Julia Chanourdie nous invite à cet élan. Pour ma part l’envie de me mêler à la roche me saisit les mains, le corps… mais cette roche, je la sens dans les hauteurs… Cela fait 3 semaines que nous sommes redescendus du refuge du goûter, et le glacier et ces massifs d’en haut m’appelle si fort… J’apprends chaque jour à exprimer plus clairement mes envies, lorsque l’on s’est construit en étant  au service de l’autre, il faut déconstruire, puis reconstruire.  Florent m’y invite « et TOI qu’as-tu envie de faire ? » « Allez là-haut !! » ça sort du cœur, des tripes, ça me surprend même tellement c’est puissant ! Force est de constater que l’intensité du souhait n’est pas contrôlable. Zian, un jeune cristallier de la vallée que je suis allée voir dans l’après-midi, m’a glissé une envie dans l’oreille, en évoquant les conditions extraordinaires de l’Arête des Cosmiques, j’en fais part à Florent que la fatigue plonge dans une profonde réflexion. Il est épuisé après ces jours de shootings et de formations, et n’est d’abord pas emballé par cette idée. Je tente de le convaincre avec véhémence. Quelques secondes… je me calme. S’il ne le sent pas, il ne faut pas forcer, il faut sentir pleinement quand il s’agit de là-haut… « peut-être as-tu raison, nous verrons demain matin ? » Je ne sais pas encore prendre en compte la logistique qui environne une course, peut-on décider la matin pour la journée même ? Combien de temps faut-il pour préparer ? Comment se passe la réservation de la benne ? Pouvons-nous réserver au lever, demain matin, si nous sentons que nous avons la forme et l’envie d’aller là-haut ? J’essaie d’imaginer comment ne pas être trop contraints. Nous arrivons au bord du lac un peu avant 23h30, la nuit est belle et étoilée, quelques nuages viennent s’assoupir sur le sommet du Mont Blanc. Florent est soudainement ragaillardi, et ne parle plus de l’ascension du lendemain comme d’une hypothèse, mais comme d’un fait. Arête des Cosmiques, arête à Laurence sont évoquées, il n’est pas enthousiasmé par les Cosmiques à cause du rappel qui nous demandera peut-être beaucoup de patience, il m’explique que ce rappel peut générer de nombreuses cordées au même endroit. Je le rejoins alors dans son hésitation, car ce n’est pas la présence humaine qui m’attire en ces hauts lieux. Nous verrons demain. Je regarde le nombre de places dans les premières bennes le lendemain matin, 18 à 9h, 38 à 9h10, les places abondent, je propose à Florent de réserver une des benne lorsque nous nous réveillerons, afin de ne pas faire la queue le lendemain matin, et de garder tout de même une marge, si jamais la nuit ne nous offre pas suffisamment de repos. Nous terminons les projections pour le lendemain ainsi. Le dôme étoilé bien installé, créant notre cocon de nuit, à peine les corps lovés, le sommeil vient nous cueillir. Il nous offrira le repos continu jusqu’au délicieux chant des oiseaux, entrainant notre éveil vers les premières lueurs, puis le réveil un peu avant 7h.

Je saute du lit pour prendre mon téléphone et réserver une benne… plus possible. Evidemment, les réservations le jour même sont souvent rares en ligne ! Et bien soit, le mouvement est enclenché, nous irons, quoi qu’il advienne. Pour ma part, si la benne est trop tardive, monter et faire une randonnée glacière est une possibilité, mais Florent ne s’en réjouit pas. Je ne crois pas que je pourrais rester en bas, j’ai « besoin » de monter, cette sensation m’habite sans que je puisse l’expliquer. Nous préparons nos affaires tranquillement, Florent va avoir le temps de préparer tout le matériel technique, pendant que je me prépare avec une lenteur excessive. Je refais 6 fois ma natte, mes mains ne sont visiblement pas encore  bien réveillées ! Mes belles, je compte sur vous pour la suite ! Dernière action avant le départ : je chausse pour la première fois mes Nepal cube, elles sont lourdes et cela me taraude quelques instants. Cependant je n’ai pas pris mes chaussures d’été, donc, nous ferons équipe ! Mes petits pieds tout fins semblent perdus dans ces massives bottes de 7 lieux ! Nous enclenchons la marche, j’ai l’impression d’être dans les chaussures de Thomas Pesquet ! Elles sont si denses que leur poids m’emporte dans leur course, lorsque le sol est en pente descendante. Grâce à ces 20 minutes de marche jusqu’au pied de la remontée, j’ai le temps d’appréhender les sensations avec ces nouvelles compagnes. La lumière du jour est déjà intense, la chaleur sera de mise aujourd’hui. Nous sommes vendredi, et avec ce beau temps, nous imaginions une file d’attente immense, mais arrivés à la gare, nous constatons qu’il n’en est rien ! Nous sommes servis par une adorable dame qui nous indique que la prochaine benne disponible est celle de 8h50. Parfait ! Nous disposons donc d’une demie heure pour aller chercher de quoi nous régaler dans la boulangerie que nous affectionnons. Leurs barres de céréales et pains sportifs sont tout ce dont j’ai besoin ! Nous prenons aussi deux autres mets salés ainsi qu’une gourmandise pleine de crème et de chocolat pour Florent et une brioche pour moi. Nous n’avons pas déjeuné, ce n’est pas toujours une nécessité pour moi. Je n’ai jamais compris les discours sur l’impérative régularité des repas… ne peut-on pas aussi être simplement à l’écoute de son corps ?  Nous revenons vers la plateforme et la prochaine benne indiquée est la nôtre, pourtant il est à peine 8h40, les chiffres changent 21, 22, 20… je suis perplexe, j’imaginais un système logistique rigide ! Florent m’explique que nous pouvons de toute façon monter dans n’importe quelle benne pourvue de places libres, peut-être même celle qui se présente ! Nous nous avançons alors et… nous y entrons ! Elle est de toute façon loin d’être pleine. Florent discute avec quelqu’un. « Antoine Mesnage » me glisse-t-il… pas trop la mémoire des noms… « high line… Argentière », des images d’un film vu récemment me reviennent à l’esprit, je situe. L’équipe avec laquelle il monte est fort sympathique, je manque de peu d’en embrocher un avec mon piolet, pas encore très à mon aise ! Il me rabroue gentiment. Les joyeux vont poser une high line juste à côté de l’Aiguille du midi… j’imagine… de jolies étoiles valsent dans les yeux ! Aiguille où nous arrivons rapidement, je vois alors l’arête pour descendre remplie de cordées ! Mon cœur se serre, je ne pensais pas qu’ici, cette situation existait, cela ne m’avait pas effleuré l’esprit, mais c’est pourtant évident, nombreux sont ceux qui viennent prendre pied sur le glacier par cet accès, ces embouteillages humains doivent être légion. Qu’importe, j’irai à la rencontre du glacier. Pendant la montée, j’ai gardé à l’esprit que cette ascension de plus de 2700 mètres était à prendre en compte pour mon corps. Ainsi naturellement, ma respiration, mes mouvements, tout mon être s’est mis en adaptation. Aujourd’hui j’ai décidé de ne pas trop boire, pas trop manger, pour ne pas sursolliciter mon organisme. J’ai parfois tendance pendant un effort, à anticiper mes besoins. Cette fois-ci je vais tâcher d’être à l’écoute au fil de l’effort, simplement. Mon premier de cordée m’invite à m’installer avant l’entrée du tunnel, afin que nous nous harnachions du matériel sans lequel nous ne saurions être ici en paix. A la lecture des récits des pionniers, je comprends le confort dans lequel nous évoluons à présent. Je remercie ces derniers d’avoir créé l’élan de l’accessibilité pour qu’aujourd’hui, malgré mes capacités loin d’être hors normes, je puisse accéder à ces géantes des cimes. Pendant que nous nous apprêtons, Florent demande à l’alpiniste assis à côté de lui quelle a été sa course du jour. Je perçois de la joie dans l’échange… et je m’en délecte ! A peine amorcée, la course est déjà sertie d’allégresse ! Le guide qui accompagne cet alpiniste croise un confrère, et lui explique qu’il guide des membres de l’association 82-4000, Florent me glisse que c’est une association qui accompagne des personnes issus de « milieux défavorisés » (Que je déteste les cases dans lesquelles nous classons les gens…) vers les sommets des 4000. Peu importe, pour moi, là-haut, d’où tu viens n’a aucune importance. Si tu es dans cet environnement, en conscience dans le cœur et l’esprit, tu es alpiniste. Point. Fins prêts, nous nous avançons vers le portail, la voie est déserte ! Le temps de nous préparer, plus personne sur cette première descente. Un visiteur nous demande en pointant direction la dent du Géant : « Mont Blanc ? » Non, mate, il va falloir remonter sur la terrasse pour prendre ton joli cliché souvenir et rentrer avec les yeux et le cœur emplis de ce sommet majestueux. Le portail se dresse sous les mains de Florent, il me connait. Une pause. Je demande. Oui. Nous sommes accueillis par les éléments. Merci, merci. Je suis emplie de cette sensation de présence immense, ma joie déborde, je suis si vivante d’être ici ! La puissance du glacier, de la montagne, me transperce et parcours tout mon être, quelle intensité !

Nous entamons la descente qui nous mène sur le replat du glacier, Florent m’invite à ne pas utiliser la main courante afin de tester mon pied du jour. Les débuts ne sont pas très adroits, j’ai pris froid dans le couloir et je tremblote. Lorsque nous passons enfin au soleil, la chaleur me donne de l’adresse et l’avancée se fait calmement. Un guide nous dépasse sur la droite avec son client, je comprends alors que la neige porte en dehors de la trace, mais je ne m’y tente pas, j’avance pas à pas sur cette trace déjà bien creusée. Nous arrivons après quelques temps sur le replat. Florent me montre alors l’arête des Cosmiques…. C’est très très peuplé ! Nous décidons d’avancer en contournant l’Aiguille du midi, direction le Mont Blanc du Tacul pour observer l’arête de Laurence. Je me sens si bien à marcher sur le glacier, mes sens sont réceptifs, j’entends, je sens, je goûte, je me laisse guider par la majesté des lieux. Florent me montre alors la montagne en face de nous et m’explique que nous pouvons aller sur le Mont Blanc du Tacul, la voie est tracée et belle, la rondeur et la douceur de cette voie m’attire instantanément, elle me parle. Mais j’ai aussi ce besoin profond de contact avec la roche et cette voie en est exempt. J’hésite alors. Aussi parce que quelques jours auparavant, en discutant avec Thibault Icard, un guide de la compagnie d’Annecy, j’apprends que l’arrivée de l’arête des Cosmiques se fait devant les visiteurs et que leurs yeux nous renvoie alors, une sorte d’image héroïque. Mon égo a bien envie de tester ! Je ris de moi-même ! Mais je me tempère, discute avec cette partie de moi qui a besoin de cette reconnaissance, est-ce vraiment si nourrissant ? Est-ce bien cela que je suis venue vivre ici ? Je tente un compromis et demande à Florent si nous pouvons aller sur le Mont Blanc du Tacul et revenir par l’arête des Cosmiques. Il est un peu tard, mais Florent me dit que c’est peut-être envisageable… il réfléchit… et c’est alors qu’il me montre deux alpinistes dans une seconde voie qui mène au Mont Blanc du Tacul. Je les repère et essaie de deviner le reste de l’itinéraire, Florent m’explique patiemment ce que je ne trouve pas seule. La voie est belle, très belle… et déserte ! Seuls ces deux alpinistes, en milieu de voie. Je ne connais pas vraiment mes capacités donc je ne projette rien. Florent regarde son téléphone quelques instants pour confirmer sa pensée : c’est bien cela, la voie en condition ne nécessite qu’un seul piolet. Il m’explique brièvement, goulotte de glace, mixte, rocher, arête de neige, descente par la voie classique du Mont Blanc du Tacul. Il me demande ce que j’en pense. Je n’en pense rien, mon cerveau ici ne fonctionne pas vraiment, mais je peux sentir… Je lui demande un instant, m’avance vers elle… oui, oui.

C’est là que nous allons, mon être tout entier est baigné d’une confiance et d’un appel… aucun doute. Je n’ai jamais emprunté de goulotte glacière, mes crampons ne sont pas précis, mais qu’importe, je sais que c’est là que nous devons aller. Florent vérifie à nouveau certaines données. Je sens qu’il subsiste chez lui des zones de doutes. Il calcule le timing, il nous faudra être en haut à 14h30 maximum me dit-il, pour ne pas manquer la dernière benne retour. Je le sens au fond de moi, le temps que nous nous offrirons pour cette ascension sera le temps juste. Le timing n’est pas un problème. Il est vrai qu’il est assez tard et que les conditions peuvent changer, que l’on ne connait pas vraiment les conditions dans la voie… mais cette confiance… si immense, je suis inébranlable. Sans être têtue. Je reste parfaitement à l’écoute de mon premier de cordée et de cet environnement précieux qui nous accueille. Nous nous avançons alors à l’abord de la voie, juste avant de l’entamer, je précise à Florent que je m’engage, dans les moments de tension et de peur, qu’il y aura peut-être, à ne pas les transférer vers lui. Il me connait, il n’est pas surpris. Lorsque les mots sont là, les ravaler m’est impossible, je dois dire les choses même si elles peuvent paraitre non nécessaires, sinon je me sens lourde et ressasse. Allégée de ces mots, nous commençons alors l’ascension, tranquillement. Nous bordons l’immense avalanche, elle m’impressionne. les premiers pas sont de neige, les marches sont bien tracées, aucune difficulté, une belle opportunité pour « rentrer » dans la course.

Mon corps s’adapte au manque d’oxygène et les pas se font tranquillement les uns après les autres. Florent pourrait être beaucoup plus rapide seul, mais je ne sens poindre aucune impatience, la cordée se consolide. Nous arrivons dans la zone de mixte, un mélange de glace et de roche, en commençant par de la glace. Florent me redonne les consignes rudimentaires d’utilisation des crampons et piolets dans ce contexte. Je teste le piolet et les crampons, l’équipement est parfait ! Nous avançons doucement, mais d’un pas très régulier, l’allure est donc correcte pour Florent qui valide le timing. Nous arrivons à la zone rocheuse où se trouve un pas d’escalade un peu technique à passer. Je regarde Florent faire, mais il est un peu trop loin pour que je puisse vraiment voir ses points d’appuis, je les devine grossièrement. Il est vraiment très agile sur ces zones, nous partageons vraiment ce goût de l’harmonie dans le passage, comment passer sans force, avec la douceur des appuis proposés par dame nature. N’ayant que très peu de force dans les bras, c’est pour moi un exercice incontournable. Mon tour approche, j’entre dans ce petit goulet rocheux, et prend contact avec la roche. Un frisson me parcourt l’échine. Du granit. C’est la pierre de mon enfance. Je l’aime tant, je sens un lien particulier, est-ce celui de la mémoire ? La neige en abondance nous permet de largement simplifier le passage, alors je décide de prendre le temps d’explorer la roche, de mes mains et de mes pieds, je prends bien appui sur elle, teste différentes positions du corps jusqu’à trouver celle où je force le moins, celle qui me donnera facilement l’élan. Je me délecte de sentir sa présence si forte sous mes mains… après cette courte exploration, j’ai trouvé la position idéale pour grimper, une pointe de crampon sur un fin débord rocheux pour le pied gauche, un support assez plat pour le pied droit, je me hisse avec des mains assez peu solides, mais Florent m’indique une super prise un peu derrière pour ma main droite, superbe ! Au contact de cette prise puissante que ma main épouse singulièrement, je me hisse avec joie vers la sortie.

J’aime passer sans une seule crispation du corps. Sortis de cette première étape, nous nous engageons dans la suite avec confiance. Le goulet de glace se présente alors, Florent a quelques difficultés à le passer. La glace est grise et très dure, il n’arrive pas même à y entrer la broche à glace. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que ce n’est pas nécessaire. Ça tient. C’est étrange à prononcer et j’hésite donc de longues minutes, mais son immobilité m’y pousse « Florent, je sens que ça tient, je ne sais pas pourquoi, mais tu n’as pas besoin de brocher, ça tient bien » Florent range alors sa broche, tente de créer des marches, mais ce n’est pas possible. Je le vois fermer les yeux, souffler doucement, puis l’entends murmurer « ok, aller on y va ? Allez aide-moi ma belle, aide-moi ». Un pas. Puis un second. Puis les suivants « merci ! merci ! » il est sorti de ce goulet. Mon sourire dépasse mon visage tant il est grand ! Un homme qui parle à la montagne est un homme qui sait de quoi il est fait. A mon tour, je m’engage vers la glace. Premiers pas. Je sais que ça va passer, ne me reste qu’à trouver où. Je prends sur la gauche. Zut, une longe à enlever sur la droite. Le passage me déstabilise un peu, et me sors de cette zone de confiance, peut-être était-elle trop aveuglante ? Mon pied droit glisse mais je le rattrape rapidement. Cela crispe mon corps et je commence à lutter. STOP. AVEC. Pas contre, AVEC. Dans mon être entier se répand la vibration de ces mots. Cette vibration d’harmonie, la sensation de faire corps avec les éléments revient instantanément. La longe alors enlevée, j’avance pas à pas sous les encouragements de Florent. Ce sourire ne me quitte pas, je suis concentrée, pleinement présente à chaque pas. Je me sens totalement portée. Comme soutenue, fermement et en douceur, j’avance en me sentant si légère… Cette légèreté et cette confiance inouïes me mènent à hauteur de mon compagnon de vie et d’aventure, qui écarquille les yeux et me félicite de cette avancée en souplesse ! Il est admiratif de mon aisance mais je tempère, je suis seconde de cordée, ce qui me facilite drôlement la tâche. Nous continuons notre ascension entre des zones de glaces, partiellement recouverte de neige, et des passages en roche.

Un hélicoptère du PGHM survole le massif et fait des allers-retours pendant une bonne dizaine de minutes, le son est assourdissant et résonne dans mes oreilles. Florent ne semble pas dérangé par le bruit et la présence de cet oiseau de fer, pourtant je le sens plein de doutes. Je ne comprends pas pourquoi.  « Peut-être que la voie n’aboutit pas et qu’ils viennent chercher les alpinistes qui nous ont précédés » m’explique-t-il. D’où nous sommes, nous ne pouvons qu’avancer, advienne que pourra. Mais ce changement d’ambiance génère à nouveau une tension en moi. J’aborde un passage rocheux, perturbée par ce bruit et cette possibilité d’une voie sans issue. Je m’agace sur mon incapacité à manier l’équipement rapidement, je vois la corde faire deux ronds à mes pieds et mon cœur s’emballe, l’échine hérissée…. J’ai eu peur, très peur de poser le pied sur cette corde, peur qu’il s’y emmêle, peur qu’elle m’amène dans le vide… AVEC ! Ne pas lutter, avancer avec. Les mots résonnent à nouveau dans mon corps… l’apprentissage est vif et efficace, je reviens pleinement alerte dans la course. Nous traversons encore quelques pas enneigés, et un dernier rocher s’offre à nous. Florent sait le lien que j’ai avec les éléments et m’indique alors qu’après cela, nous ne partagerons plus notre chemin avec le granit. Je lui demande alors un instant. Délicatement je pose ma frêle main sur la roche. Pierrette, fille de caillou, la petite pierre, enfant du granit Breton, ancrée dans les montagnes. Elles m’enseignent tout. Mon être tremble de cette énergie qui me transcende, je me sens divinement en communion avec cet univers !

Florent et moi sommes à notre place ici, j’en suis infiniment convaincue et ne le remercierai jamais assez de m’offrir cette cordée qui me lie à lui et à ces hauts lieux alpins. Les larmes perlent de cet immense cadeau reçu, la joie inonde mon cœur et porte mes pas prochains. Nous sommes à nouveau sur la neige sans plus de difficultés techniques, c’est bien, c’était ce qu’il me fallait. Nous traversons légèrement en devers, et des traces partent vers la droite avant l’arête sommitale, Florent m’indique que cela serait plus court par là. Non ! Tout mon corps s’arqueboute, il m’est impossible d’emprunter cet itinéraire. Et pourtant, je le lorgne depuis une bonne dizaine de minutes en espérant pouvoir passer par là, car la fatigue s’invite doucement. Mais non, je n’irais pas par-là, je ne sais expliquer pourquoi, mais mon alarme intérieure est claire et je lui fais confiance. Nous continuons alors d’avaler le dénivelé, doucement mais toujours d’un pas régulier. Florent me demande de passer devant, c’est ok pour moi, je me sens toujours aussi bien ici.

Puis il me propose une pause déjeuner, mais je n’en ai pas particulièrement envie, je préfère manger régulièrement des petits morceaux de ma barre de céréale, cela me convient mieux pour soutenir l’effort. Je souhaite aussi terminer le dénivelé positif avant d’envisager le repas. Il est d’accord avec cela. Nous continuons alors l’avancée. Mon prévenant premier de cordée, me demande régulièrement comment je me sens, je ne suis jamais montée à une telle hauteur, mais je me sens parfaitement bien. Mon corps est bien ici, pas de mal des montagnes en vue, pour ma part, c’est la redescente en plaine que je dois apprendre à mieux préparer. La vue se dégage alors. Plus rien devant nos yeux. Le blanc de la neige laisse place à de somptueux sommets. Ils m’hypnotisent.

Florent me parle « premier 4000, sommet… » je le regarde éberluée… Ce n’est pas de trop les mots ici ? Surtout les chiffres ? Ils sont écrasant de matière alors que nous sommes dans l’éther, proche des rêves et des cieux… Il me replace sur terre en m’annonçant que nous avons 30 minutes de retard sur le timing. Ok. Cela ne m’inquiète pas, j’ai confiance dans cette descente qui titille, même avant l’amorce, mon enfant intérieur… je sens qu’elle va me plaire. Florent m’invite à engager le mouvement. C’est parti !

En étant parfaitement alerte et à l’écoute de tout ce qui m’entoure, j’ai la sensation d’être dans une sorte de conscience et sensibilité élargies qui me permettent de sentir ET d’être dans un mouvement rapide. C’est tout à fait nouveau pour moi de pouvoir être à la fois réceptive et, hors de la lenteur, qui me permet d’habitude une écoute plus accrue. Je jubile ! Je ris de cette descente joyeuse au pas de course, mais encore une fois je suis subtilement concentrée. Après coup, en repensant à ce moment, ma mémoire de la sensation est étrange, un mélange d’extrême rigueur et d’un total lâché prise. Ralentir ! Soudain la sensation change et je sens que je dois freiner l’allure, le mot résonne fort. Je ralentis donc et quelques mètres après, une jolie crevasse se présente à nous ! J’étudie le passage, pas si simple, je crie à Florent « sec », car je ne sais pas où va arriver mon pied gauche, la descente est en dévers… au-dessus du trou béant sur les entrailles du glacier, c’est sublime. Une bonne marche se présente, c’est parfait, cet appui me permet de rejoindre l’autre bord de la faille. Je m’en éloigne, et laisse place à Florent ; gardant la corde bien tendue, je lui explique ce que j’ai fait. Il est perplexe… et… saute ! Au lieu de désescalader, il a préféré sauter de l’autre côté, je n’avais même pas imaginé cela possible ! Quelle surprise de le voir faire ! Je ris de sa témérité, et de cette liberté d’être qu’il rayonne ! Puis c’est reparti pour la descente joyeuse, je sors des traces pour glisser dans la neige dont la texture est parfaite pour me porter. Ralentir ! J’ai un doute et ne ralentis pas immédiatement. Je sens la corde tendue, Florent a glissé. Ok, pardon, j’écoute. Je me remets dans cet espace d’attention accrue. Nous arrivons à un endroit où je sens la nécessité de reposer mes jambes. Je prends quelques secondes et en fait part à Florent. Mon corps se resserre, je sens une compression dans mon plexus. Tolérés. Nous sommes « tolérés » dans cet espace et non « accueillis » comme je le sens depuis le premier pas hors de la plateforme, la sensation est très désagréable et je dis à Florent « là, il ne faut pas trainer », ainsi nous avançons consciencieusement, mais très rapidement. Une trace de ski coupe le chemin, mon souffle revient, la zone est franchie, je continue pour que Florent puisse en sortir à son tour, je ne suis pas mécontente de ne plus ressentir cette oppression. La descente se termine alors tranquillement et de nouveau avec la présence de cette divine joie enfantine! J’ai très chaud sur le replat, et dit à Florent que je ne vais pas tarder à m’arrêter pour enlever une couche de vêtement. Florent me demande de compter jusqu’à 10. Hein quoi ? Je me demande si j’ai bien compris. 10 s’écrit-il ! « c’est ici que la course s’achève ». Je souris, mais au fond, cela me rend un peu mal à l’aise. Je ne sais pourtant pas pourquoi. Nous nous prenons dans les bras, c’est bon de savourer le chemin parcouru ensemble. Florent propose de manger un morceau, je ne suis pas très emballée mais il semble mort de faim, j’acquiesce alors. Je croque dans la quiche et comprends de suite que sa digestion userait de l’énergie dont j’ai besoin pour la dernière montée. Je la propose alors à Florent, dont l’organisme est à priori bien plus costaud que le mien. Erreur d’analyse. Florent croit que son organisme peut tout avaler, mais il aura toutes les peines du monde à finir cette dernière montée tant la digestion sera difficile. Pour ma part, il m’est aussi compliqué de me remettre dans la marche. Toutes les difficultés sont terminées, mais pourtant, avancer est bien plus laborieux qu’avant. Je comprends. Nous avons fait une pause non stratégique, le peu de nourriture ingérée nous prend de l’énergie avant de nous le redonner plus tard, trop tard. Et mon mental est puissant, d’avoir prononcé que la course était terminée, a enlevé la force de l’élan. Je dis alors à Florent « pour moi la course n’est pas terminée, je me remets dedans ». Ainsi la légèreté revient, l’énergie qui me soutient est à nouveau présente. Un pas, puis l’autre, rien d’autre. En boucle. Comme une prière. Rien d’autre. Florent est épuisé . Un homme qui nous suit, souffle comme une tornade, il me talonne et je sens sa respiration dans mon cou. Il catalyse mon énergie. Un pas, puis l’autre, rien d’autre. Je retourne dedans… Il souffle… Florent épuisé… Distance au sommet ? Un pas, puis l’autre, rien d’autre. Nous croisons des alpinistes qui descendent, Antoine et ses compères descendent sur le glacier du Géant pour bivouaquer, nous discutons un peu, puis reprenons. Un pas, puis l’autre, rien d’autre. Tout ce que j’apprends ici concerne l’ensemble de ma vie, je le sens. Profondément. Nous croisons encore deux autres alpinistes, l’un d’eux est en short « les pantalons sont pour les petites natures » c’est grivois je le sais… mais je suis lasse de ces mots répétés de génération en génération, mettant des codes et des barrières en place. Qu’entendez-vous par petite nature ? Y’a-t-il des êtres dont la composition physiologique fait d’eux des hommes grand ou petit ? Est-ce que le corps soumis au froid crée un grand homme ? Est-ce que la souffrance rend grand ? Petitesse d’esprit n’est pas incompatible avec corps résistant et vice versa. Qu’il en faut des générations pour que nous puissions déconstruire ces schémas enfermants ! Il nous reste quelques mètres avant l’entrée du tunnel. Un pas, puis l’autre, rien d’autre, me mène jusqu’au bout. La barrière ouverte, un instant solennel. Au revoir glacier, au revoir reine montagne, au revoir granit, au revoir vous qui peuplez ces hauts lieux et nous offrez votre soutien. Merci dame Contamine Grisole d’avoir soutenu nos pas. Merci. Florent et moi nous enlaçons. Nous retournons vers le banc de départ, les larmes coulent, quelle grâce de ressentir cette intensité qui nourrit les profondeurs de nos âmes. Je regarde Florent, je ne comprends pas le sens de ce mot, mais pourtant il résonne : bénis.

4 Comments on “Fille de caillou

  1. Merci ! Mille mercis ! Mes chères Montagnes sont magnifiées par la sincérité de votre récit ! Frison-Roche adorerait…!

  2. Coucou!
    Ton récit est vivant et vibrant, j’ai l’impression d’y être ; merci de nous faire partager ces moments intenses!
    Gros bisous à tous les deux
    Sophie

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